Comment les artistes se sont emparés du numérique
Publié le 10/10/2023Originaires de Lorient, Kalon Glaz et Yann Minh sont aujourd'hui des artistes confirmés et même reconnus dans la sphère cyberpunk. Très tôt, ils ont utilisé les outils numériques et désormais aussi l'intelligence artificielle pour concevoir leurs œuvres et diffuser leur art. Ils partagent avec nous leur expérience en deux épisodes.
Quand elle était encore Linda Rolland, la jeune lorientaise de 23 ans a ouvert un bar punk et LGBTQI+ à Lorient en 1983 ; on y jouait déjà aux jeux d'arcade et elle était douée ! Peut-on la qualifier de geek avant l'heure ? Sans doute. En tout cas, celle qui allait prendre pour nom d'artiste Kalon Glaz était déjà fascinée par les nouvelles technologies, ordinateurs dernier cri, logiciels en tout genre... Sa formation artistique est passée par l'école Boulle parce qu'elle rêvait aussi de décoration d'intérieur, mais l'école était déjà dotée des outils les plus récents. Kalon Glaz a ensuite passé l'essentiel de sa carrière professionnelle dans les médias, la télévision, jamais loin de l'image, avant de pouvoir aujourd'hui se consacrer à son art mais aussi à l'écriture, car on peut aimer les images sans dédaigner le verbe.
Un prisme SF, cyberpunk, transhumaniste
Yann Minh a de son côté grandi dans un milieu familial d'ingénieurs, de scientifiques et communiste ! Il aurait pu choisir la révolution, il a préféré les beaux-arts mais il était déjà marqué par l'esthétique cyberpunk, la SF, les apports des hippies techno de la Silicon Valley qu'on retrouvera un peu plus tard chez les Gafam. Lui aussi a tout de suite utilisé l'informatique dans ses créations. Il a très tôt créé son NøøMuseum virtuel, en référence à la noosphère de Theilard de Chardin (l'agrégation de l'ensemble des pensées, des consciences et des idées produites par l'humanité à chaque instant). Il a investi comme artiste le monde virtuel Second life, bien avant qu'on évoque les Métavers. Alors que ses thèmes et son esthétique étaient considérés comme marginaux par la "communauté artistique officielle" il a pu trouver son public grâce à internet.
Le numérique, amplificateur d'art ... éphémère
Les outils numériques restent des outils - au sens où l'entend Marshall McLuhan - ils sont théoriquement neutres. Ils sont néanmoins des accélérateurs et des amplificateurs de nos pensées et de notre savoir. Ils ne remplacent pas les créations du passé, ils les augmentent. Mais n'est-ce pas l'histoire de toute la création artistique ? Ajouter des couches créatives les unes aux autres. Pour Kalon Glaz comme pour Yann Minh, les révolutions conceptuelles se sont succédé depuis que l'humain a mis son monde en images il y a plusieurs milliers d'années. L'informatique, puis les réseaux, puis l'intelligence artificielle sont dans la continuité de ces "disruptions".
Les deux artistes savent ce qu'ils doivent aux outils numériques tout en restant lucides et en mesurant les limites de ces technologies : obsolescence rapide des supports qui menace la pérennité des œuvres, rendant les créations plus "vivantes" que jamais, et maîtrise de ces outils par des géants privés qui font peu de cas de nos libertés.
L'intelligence artificielle fait-elle disparaitre les artistes ?
Comme elle avait tout de suite adopté Photoshop ou Sketchup, Kalon Glaz s'est précipitée sur Midjourney qu'elle fait travailler avec plaisir, rédigeant ses prompts (commandes) pour faire générer au logiciel des images qu'elle sélectionne et retravaille, forcément. C'est là qu'intervient l'humain : passer commande à l'outil et retravailler ce qu'il produit. Quant à Yann Minh il est formel : "il en faudra bien davantage pour faire disparaître les artistes". Mais l'IA ne peut donner que ce qu'elle a. Comme l'ont toujours fait les artistes humains, l'IA puise - pour composer ses images - dans le fonds artistique du passé, tout du moins celui qui est resté et qui est disponible en ligne. Alors, forcément, des oeuvres et des artistes "non répertoriés" ne sont pas repris et ne laissent pas de trace dans la grande histoire de la création artistique. Un autre effet des IA, c'est de redistribuer les revenus de l'art. Certains artistes vont disparaître, celles et ceux qui misent sur la quantité ou sur une production quasi standardisée comme les "raffeurs" qui produisent les storyboard avant de grands projets (parcs de loisirs, événements...), à la manière des artistes pompiers. Elles et eux pourront aisément être remplacés par des intelligences artificielles qui travaillent bien plus vite.
Le risque d'une privatisation et d'une standardisation des œuvres d'art
Un autre problème majeur que posent les IA actuelles c'est qu'elles appartiennent à de grandes compagnie privées qui décident seules de ce qui peut être vu et entendu selon des critères qu'elles seules ont décidé. Un ami artiste de Yann Minh s'est ainsi vu refuser la modification d'une de ses œuvres par le logiciel Photoshop dont l'IA avait détecté l'image d'un sexe féminin (ce qui n'était même pas le cas). "C'est comme si le rabot dictait au menuisier ce qu'il a le droit ou non de fabriquer, conclut Yann Minh. Non seulement c'est une privation de liberté mais avec un risque de confiscation et de formatage du champ esthétique et culturel à l'échelle planétaire..."
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L'art à l'ère numérique - première partie