Fracture numérique : inégalités face aux services publics en ligne
Publié le 28/05/2024Doctorant au Lab-Lex de l'Université de Bretagne occidentale, Martin Uguen consacre sa thèse de droit public à la communication numérique de l'État français. Il revient sur la fracture numérique, les inégalités d'accès aux services publics en ligne et les solutions mises en œuvre par les autorités pour y remédier.
Le site internet du Lab-Lex, laboratoire de recherche en droit de l'UBO
Lors d'une précédente émission, Martin Uguen a brossé l'histoire de la dématérialisation des services de l'État et évoqué les conséquences juridiques du passage de la communication publique au numérique. Cette fois, il se penche en particulier sur ce qu'on appelle la "fracture numérique" tout comme on parle de la "fracture sociale".
À partir des années 1980, l’État français s’est lentement approprié les technologies numériques. Sous couvert d’un discours « techniciste », la dématérialisation des services de l’État est promue comme un moyen d’efficacité face aux critiques traditionnelles dont l’administration fait l’objet. L’automatisation du traitement des démarches administratives, l’accessibilité de l’administration facilitée par les différents sites internet sont les principaux avantages qui ressortent de cette promotion. Il est en effet certain que les démarches en ligne permettent d’éviter aux administrés de se déplacer jusqu’à leur mairie ou leur préfecture, et que la possibilité d’effectuer les démarches administratives en dehors des horaires d’ouverture sont à saluer. Toutefois, cette dématérialisation induit également des risques pour le service public : la réduction du nombre d’agents publics assignés à ces différentes missions, la fermeture de point d’accès physique aux services publics (tels que les bureaux de postes dans les communes rurales par exemple). Ainsi, la dématérialisation des services publics entraine des conséquences ambivalentes. Pour une partie de la population, l’accès à l’administration est facilité par la mise en ligne des services. Pour une autre partie en revanche, cet accès est complexifié notamment du fait de difficultés à accéder au réseau internet ou de l’insuffisante maitrise des terminaux permettant d’accéder au réseau (ordinateurs, smartphones etc.).
Cette dématérialisation des services de l’État s’est déroulée progressivement. Dès les années 1980, l’État français met à disposition des administrés l’annuaire des services publics consultable via le Minitel. Une décennie plus tard, le développement du réseau internet et des plateformes numériques conduit l’État à annoncer la « migration des services de l’État disponibles sur le Minitel vers internet » sous le gouvernement Jospin (par le Programme d’action pour la société de l’information). Développant dans un premier des sites internet « vitrine » des institutions, les démarches administratives ont par la suite été également dématérialisées, réalisables sur les plateformes numériques dédiées.
Un service public numérique...presque exclusivement
Toujours est-il que cette évolution est progressive. En effet, lorsque l’État met en ligne un nouveau téléservice (service public dématérialisé), l’utilisation de celui-ci est dans un premier temps facultative dans la mesure où cette démarche peut encore être réalisée directement en préfecture ou en mairie. Dans un second temps, lorsque l’utilisation du service dématérialisé rencontre du succès, le recours à celui-ci devient par la suite incontournable – voire obligatoire. En effet, il est de plus en plus complexe de réussir à joindre un agent public par un appel téléphonique, de prendre des rendez-vous physiques au siège des institutions ou d’obtenir un formulaire papier pour effectuer une démarche.
Cette dématérialisation du service public entraine un recul des points d’accès physique aux services publics de proximité. La fermeture de bureaux de postes et commissariats en commune rurale, de tribunaux de proximité, illustre la politique de rationalisation des dépenses de l’État liées aux services publics. En réduisant le nombre de locaux, d’agents dédiés à ces services, l’État réduit en même temps les dépenses publiques et vante son efficacité – faire mieux en dépensant moins. Or, cette politique de réduction des services publics fait l’objet de contestation. En effet, la disparition des services publics de proximité est notamment l’un des éléments à l’origine de la révolte des gilets jaunes qui revendiquaient leur volonté d’accéder à ces services, spécifiquement en zone rurale.
… et la fracture numérique surgit et se creuse
En outre, l'accès à internet est de fait conditionné et ne va pas de soi. Le terme de fracture numérique désigne « les inégalités d’accès et d’usages aux technologies de l’information et de la communication entre les individus ». Celle-ci peut être envisagée sous l’angle de l’accès au réseau ou celui de l’accès et de la maitrise des équipements permettant de se connecter au réseau internet. Il va de soi que la fracture numérique dépasse la simple question de la relation entre les citoyens et l’État, mais entraîne également des conséquences sur les possibilités des citoyens d’accéder à des réseaux de communication avec d’autres individus, à des services de divertissement, à la possibilité de mobiliser les technologies numériques à des fins professionnelles, etc.
Spécifiquement sur la fracture numérique, il y a d'abord la question du réseau parfois défaillant dans les territoires éloignés - les fameuses zones blanches -, la question des moyens (coût de l'abonnement, de l'équipement pour se connecter et accéder à internet), la question des capacités cognitives : des personnes pour qui la logique informatique est trop complexe (illectronisme) ou encore d'autres qui savent utiliser les outils numériques mais sans la formation qui leur permette de véritablement en tirer parti (trouver des réponses pertinentes sur un moteur de recherche). Ces éléments peuvent parfois être accrus par les personnes qui subissent d’autres barrières sociales, qui ne parlent pas la langue française, qui souffrent de déficience visuelle…
La rare jurisprudence autour de la fracture numérique – qui relève du Conseil d'État –concerne d'ailleurs les demandeurs d'asile qui n'avaient d'autre choix que d'effectuer leurs démarches en ligne, faute d'agent humain disponible pour prendre des rendez-vous en préfecture, par téléphone ou en présentiel. La Cimade avait saisi la justice et le Conseil d'État a en effet considéré que l'obligation de prise de rendez-vous numérique était bien illégale (deux décisions en 2019 et 2022).
Cette dématérialisation révèle également un changement de la conception du service public à la française par les gouvernants. Théoriquement, les trois principes du service public sont d'abord l'égalité (d'accès au service puis de traitement par l’administration pour toute la population) puis la continuité (le service doit fonctionner de manière ininterrompue, par exemple pendant la pandémie de Covid 19) et enfin la mutabilité (l'administration doit adapter les moyens de ses missions aux technologies dont elle dispose). La numérisation de l'État semble avoir renversé la hiérarchie de ces priorités. L'adoption des outils est prioritaire, sous prétexte de continuité des services, mais parfois au détriment de l'égalité. Si la dématérialisation de l’administration est une opportunité pour une large partie de la population, celle-ci ne doit pas se faire au détriment de publics rendus plus vulnérables par le tout numérique (personnes âgées, personnes en situations de handicaps, personnes allophones …). L’efficacité de l’action publique ne doit pas conduire à une fracture sociale, dont les conséquences dépassent le simple isolement numérique.
Les réponses des autorités publiques à la fracture numérique
La fracture numérique est un phénomène qui devrait, a priori, se résorber avec le temps. En effet, sur le plan du réseau, l’État procède à l’élargissement de la couverture internet sur le territoire ce qui devrait à terme mettre fin à l’existence de zones blanches.
Sur le plan cognitif, de la maitrise des outils par les individus, l’éducation au numérique dispensée lors des cours d’informatique dès l’école primaire devrait en effet permettre de sensibiliser les futurs citoyens à l’usage de ces technologies – et donc de mettre fin au phénomène d’illectronisme.
Enfin, afin de limiter l’exclusion des publics souffrant de la fracture numérique, l’État a également développé à partir de 2018 les « Maisons France service » afin de permettre aux citoyens de réaliser leurs démarches administratives depuis un point d’accès public à internet, grâce à l’appui d’agents publics dédiés à cette mission.